Le ciel est clément cet après-midi, et Cesar ne peut rien lui refuser. Aujourd'hui il a rendez-vous avec la foule dans son coin de rue habituel, à la sortie des boutiques, là où l'argent ne manque pas et les sourires non plus. C'est beau, de voir ça ici à Détroit. Les accents lancinants de Miles Davis le portent et il n'a besoin de rien d'autre. Peut-être d'argent. Oui, en réalité, il a surtout besoin d'argent.
Les pièces s'accumulent dans l'étui et il voit même l'ombre d'un billet vert ; il aura bientôt un repas. Et il entend un autre son, dissonant à ses oreilles, instrument barbare se prétendant des vents qui s'ouvre et qui se ferme dans les bras d'un roumain. Derrière cet accordéon-là c'est une fille, trop petite et trop blanche pour ces trivialités installée de l'autre côté de la rue. Les yeux de Cesar la défient et son souffle qui se fait plus puissant attire les regards vers lui. Le vent passe dans l'instrument, il dit, "c'est moi qui mène le jeu par ici" ; et il ressort pour emporter le message dans ses brises. Pas besoin de mots entre musiciens.

Nana elle s'oblige toujours à sourire quand elle joue. Mais des fois elle oublie, alors elle entends plus les gens qui passent, on pourrait lui voler les centimes qui s'entassent doucement sur son étui elle verrait même pas. Là par exemple, elle voit pas l'autre, l'étranger, l'inconnu, qui souffle dans son tube courbe et doré. Enfin elle l'entend pas jusqu'à ce qu'il se mette a jouer plus fort, jusqu'à ce qu'il découpe sa musique a elle avec sa tronçonneuse dorée.
ça l'arrête d'un coup. Elle lève la tête, cherche l'auteur de ce souffle grinçant qui vient hacher son morceau. c'est ce garçon là, avec son saxophone. aussi noir qu'elle est blanche, a eux deux il pourrait faire un piano. Elle a pas besoin de traducteur Nana, pour comprendre le son -pas si désagréable mais ô combien irritant- du saxo de l'autre côté. Elle réajuste sa bretelle, hésite à faire un fuck et hurler qu'il a rien a foutre ici, nana elle se contente d'ouvre les bras plus grand et de refermer sec, et de pianoter plus vite sur les touches. Plus fort. Nana qui ne souriait pas (et faut dire que c'est pas très vendeur mais bon, c'est Nana), la voilà qui tire un sourire ironique, frondeur devant l'autre qui s'essouffle sur son instrument. Et ça l'amuse surement autant que ça l'agace, parce que non monsieur, non, ici c'est chez elle. Et elle continue (elle a mal aux bras un peu), sans le lâcher des yeux l'air de dire, écoute, écoute ou va ailleurs. j'ai faim crétin en plus (parce que oui, cet idiot il a l'air d'avoir un peu de talent et les gens laissent leurs fonds de poche pour le talent). Et s'il faut qu'elle l'achève a grands coups de soufflets, elle le fera, elle jouera plus fort s'il s'obstine, elle jouera plus vite.

Le sourire qui était trop absent chez la blanche apparaît et la guerre est déclarée. Cesar le sent dans les vibrations de l'accordéon, elles jurent avec celles du saxophone, s'opposent, tentent de prendre le dessus. C'est à celui qui jouera le plus fort, maintenant ? Celui qui aura assez d'argent pour manger ? Peut-être même se loger ? Que d'espérances. Il change de registre, ce n'est plus la mélancolie de Davis, c'est les rythmes endiablés de Coltrane ; il y met du coeur, Cesar, comme il l'a toujours fait, mais peut-être un peu plus en cet instant. Une motivation aussi stupide ! L'envie d'écraser l'autre et son instrument de gitan. Instinctivement, son corps accompagne la musique et il danse presque. La rue elle-même semble voir son intérêt ravivé pour ce vague bruit de fond et ces pauvres qui s'éreintent sur le trottoir pour trois pièces.

C'est confus mais beau d'une certaine façon. C'est l'esprit de la rue à travers un accordéon, un pot pourri de personnalités, de désirs ; quelque chose qui s'est créé sur le tas. Chez Cesar c'est clair et c'est vrai : Cesar sait où il va, ses yeux sont fixés vers le futur, mais ses pieds, ancrés sur le sol. Il est Parker il est Coltrane il est Adderley mais il n'est pas tout à la fois. L'autre se met à chanter, il ne comprend pas, il croit reconnaître un mot d'espagnol mais c'est qu'il a pris français en première langue, Cesar. Il est peut-être un peu jaloux mais il n'a pas choisi le saxophone pour regretter de ne pas pouvoir chanter, il n'a pas de voix pour le faire. Il a le souffle : les fluides mais le vent, aussi.
Il s'arrête. Brusquement. Les passants aussi.
Et il reprend. Beaucoup reprennent également leur route mais certains s'arrêtent, captivés. Il met un moment à s'adapter mais l'auditeur attentif reconnaît les rythmes roumains de l'accordéon. Ce n'est pas l'harmonie mais il y a quelque chose.