le bébé appartement des bébés détroïtes
J'aurais cru voir un bébé en plein milieu de la rue. Il était assis sur une bouche d'égout. Y'était dodu, avec des grosses bajoues. Il était en couches et portait un chandail en laine et un bonnet sur la tête. Il jouait avec un hochet. Tout à coup, une voiture roula sur lui. Je demandai au chauffeur de s'arrêter, mais il continua son chemin. Et il disparut. Plus aucune trace de lui. Ni du bébé. Sauf le hochet. Tout à coup, la bouche d'égout s'ouvrit. Puis une tortue ninja sortie sa tête, une pointe de pizza dans la bouche. Mais une pointe de pizza vraiment grosse. Et sur la pizza, le bébé, portant des vêtements de pepperoni. Je criai après la tortue qu'il y avait un bébé. Elle me regarda, souriante, et bouffa le bébé.

J'ouvre les yeux. J'travaille pas aujourd'hui. J'prends ça relax. J'me lève lentement. J'porte un pyjama aujourd'hui, je trouvais qu'il faisait froid hier soir. Je gratte mes cheveux. J'peux sentir qu'ils sont sales. C'est comme un poids de plus sur ma tête. Je sors de ma chambre et vais dans la cuisine qui est à deux secondes de marche. J'ouvre le frigo. J'prends le lait, le shake et l'ouvre. J'le sens.

- Câlisse.

J'le lance dans la poubelle. J'prends du jus d'orange et j'me verse un verre. Baby n'est pas là. P't'être qu'elle dort. J'veux pas aller voir. J'me souviens plus très bien comment je l'ai connu. Je sais juste que j't'ai allé au bar où elle travaille pour avoir un boulot (j'étais désespérée), puis qu'un mec s'était mis à me harceler. Il voulait pas me lâcher, même si je le repoussais. Puis là, paf, Baby. Ça a cliqué tout de suite. Elle m'a ensuite offert d'habiter avec elle. Ça doit faire trois mois ? J'sais plus. Je ne regarde plus le calendrier depuis que je suis ici.
Comme ça, j'déprime pas trop.  

j'enfile mon manteau en fourrure de léopard synthétique. il est un peu court pour moi, les manches m'arrivent en haut des poignets et le bas touche mon nombril. j'ai les cheveux en bataille et trois couches de maquillage sur mon visage. j'baille. quand les oiseaux chantent, le strip-club éteint ses lumières. cinq heures du matin. les rues sont désertes (infiniement plus qu'à l'habitude, tu vois). j'ai l'impression d'être la dernière survivante de l'apocalypse. les gros nuages gris cachent la boule de feu et j'allume une cigarette. doucement, je traîne ma carcasse. je retourne à la maison. je retourne dans ce petit appartement aux murs recouverts d'un vieux papier peint fleurit que j'ai jamais osé enlevé (j'trouve qu'il raconte une histoire, avec ses coins qui commencent à se décoller. puis camille, elle a pas passé un seul commentaire là-dessus, alors il reste bien accroché, pour nous surveiller).

quand j'entre, j'entend un ''câlisse'' bien sonore. oh bah hein. elle dort pas (ou plus), celle-là. j'referme la porte tout doucement et j'enlève mes vieilles chaussures qui laissent parfois entrer l'eau d'pluie.

- bon matin !

que j'gueule un peu fort. au fond, ça m'rassure qu'elle soit pas encore au lit. je sais pas, j'ai passé une soirée longue et pas très cool, alors j'ai besoin de parler, ou juste de m'changer les idées. j'laisse tomber mon sac contenant mes costumes trop osés et mes talons trop hauts sur le sol (ça fait un de ces vacarmes) et je m'avance vers la québécoise. j'la serre dans mes bras. étreinte chaleureuse.

- t'fais quoi, debout à cette heure ? t'es débile, ma parole.

Le jus d'orange à un goût de chimique. Il est trop acide. On dirait qu'il y a plus d'eau que d'orange dedans. Y'a aucune pulpe aussi. Sûrement parce que ça coûtait moins cher. Je ne sais pas. Ce n'est pas moi qui a fait la dernière épicerie. Habituellement, nous la faisons ensemble comme un joli couple, mais la dernière fois c'était une exception. J'étais malade. Sûrement que j'avais attrapé quelque chose à la job.  J'avais passé toute la journée clouée au lit à regarder des films en streaming. Baby avait refusé d'aller au travail le soir, voulant s'occuper de moi. Elle racontait des jokes pas toujours drôles, me demandait à chaque dix minutes si j'avais faim. Moi j'refusais bien évidemment. Puis, quand je me levai, je m'effondrai sur le sol, comme si je n'avais plus aucuns muscles dans les jambes. Je m'étais fait quelques bleus comme ça, dont un en plein dans le front. On aurait dit que j'allais me transformer en schtroumpfette.

Baby vient de rentrer. J'l'entends me gueuler un « bon matin » qui a sûrement dérangé les voisins. J'entends ses choses tomber sur le sol. Puis j'l'entends s'approcher de moi, pas à pas. Je la vois apparaître dans le cadre de porte. Dans toute sa splendeur. À côté d'elle, j'ai de l'air d'un spaghetti. C'est une vraie bimbo quoi. Elle prend le spaghetti (moi) dans ses bras. J'lui donne un gros câlin. Je sens son parfum au passage.

- Euh... il est quelle heure ?

 Je me défais de l'étreinte et cherche l'heure pour finalement réaliser que nous n'avons pas d'horloge. Ensuite, mon regard tombe sur le micro-onde. Il est à peine cinq heures. J'gratte encore mes cheveux trop gras.

- Wow. Cinq heures. Euh... j'ai fait un cauchemar.

J'ai de l'air d'un bébé spaghetti. J'prends une gorgée du jus d'orange pas ragoûtant.

- T'arrives toujours à cette heure ?

j'me sens bien quand j'suis ici, avec camille. c'est mon chez-moi, j'voudrais rester dans cet endroit avec elle jusqu'à la fin des temps. mais surtout, j'voudrais vivre ma vie avec elle pour toujours. je sais pas, tu sais, c'est mon âme-soeur, en fait. c'est ma moitié. cam(e-soeur)ille. c'est presque ça. j'ai même pas envie de la laisser, j'ai même pas envie d'enlever mes bras d'autour d'elle.
- il est cinq heures du matin...
je la regarde chercher un truc sur lequel l'heure est affichée. on a pas d'horloge. je sais pas si c'est parce qu'on apprécie pas le tic-tac bien sonore qui hante nos nuits silencieuses qui fait qu'on en a pas ou simplement le fait qu'on a jamais prit le temps d'en acheter une. et puis, de toute façon, y'a les chiffres indiqués en bleu lumière sur le micro-onde. c'est pareil. elle me dit qu'elle a fait un cauchemars quand j'lui demande ce qu'elle fait debout à cette heure.
- petit chat.... c'était quoi, comme cauchemars ?
je lui flatte le dessus de la tête. elle a les cheveux gras, mais quand on aime, on se fiche de tout. et moi, je l'aime à la folie, camille.
- c'est le plus tard que j'rentre, habituellement. sinon, j'arrive souvent vers trois-quatre heures du matin.
lentement, je me dirige vers le frigo. je l'ouvre et je reste plantée là, à observer le peu de nourriture qu'il y a à l'intérieur, comme si, à un moment, il allait en apparaître. si seulement. je me retourne, je pointe la boîte de jus d'orange.
- il en reste ?

Elle me flatte les cheveux. J'ronronne. Enfin, j'imite un chat qui ronronne. J'me ferme les yeux et renfonce ma tête contre sa paume, désirant plus de caresses. J'ai toujours voulu être un chat. Camille le chat, ça sonne bien. On dirait le nom d'un personnage de dessin animé. Je m'étouffe pendant mes ronronnements. Je rouvre les yeux et redeviens Camille l'humaine. Ça aura été bref. Je prends une autre gorgée du jus.

- Oh, c'tait bizarre. Y'avait comme un gros bébé qui se faisait bouffer par une tortue ninja. J'comprends pas trop c'que c'est supposé vouloir dire.

En même temps, est-ce que les rêves veulent tous dire quelque chose ? Je ne comprends pas cette manie de l'espèce humaine de vouloir tout analyser. Si on prend mon rêve par exemple. Est-ce que ce bébé est supposé me représenter ? J'suis pas un bébé. Et j'suis pas grosse. Puis, pourquoi j'aurais peur de m'faire bouffer par une tortue ninja ? Elles n'existent même pas anyway. Y'a juste des films mauvais à leurs effigies. Bref, j'vois pas l'intérêt d'analyser ça.
Elle arrive vers trois heures du matin. My god. J'voudrais pas être Baby. Baby est courageuse. Baby est la femme que je ne serais jamais. Juste son travail, j'sais pas comment elle fait. Se dandiner sur une scène et enlever ses vêtements... J'en s'rais incapable. Et puis, c'pas comme si j'avais plein de trucs à montrer hein. Même un macaroni à plus de formes que moi et j'suis jalouse de toutes les pêches que j'rencontre. 

- Il en reste juste assez.

J'lui fais un clin d'oeil (pourquoi pas?) et sort un verre de l'armoire en haut du lavabo. J'le rince un peu, empoigne la boîte de jus et verse tout ce qu'il reste dedans dans le verre, que je tends à Baby un sourire aux lèvres. J'me gratte la tête. Mes cheveux sont huileux.

- T'as besoin d'prendre un bain ?

Fuck les douches.
C'est pour les faibles.

camille elle devient un chat. un joli chat au pelage caramel qui ronronne sous mes mains qui se baladent sur sa tête. je l'appelerais sûrement tayeule (parce qu'elle dit souvent ça et que ça me fait rire). après, quand elle partirait à l'aventure comme les chats font toujours, je la chercherais dans la ville en criant son nom ''tayeule ? tayeeeeule ! t'es où ?'' elle reviendrait transformée en camille humaine et j'entendrais son rire clochettes et ça me rassurerait, parce que je la préfèrerais comme ça. je la préfère comme elle est. après les ronronnements, j'peux entendre sa voix. sa voix toute endormie. elle me raconte son rêve et moi je pouffe. j'ai la scène dans ma tête. dit comme ça, c'est vraiment drôle, mais peut-être qu'en dormant, ce l'est moins. c'est sûr que voir un bébé se faire manger, c'est assez space. je la regarde qui m'fait un clin d'oeil et qui m'sort un verre pour y verser le reste du jus d'orange à la couleur radioactive.
- merci, t'es gentille.
j'fais une grimace quand j'le bois. la prochaine fois que j'irais faire l'épicerie, je me souviendrais d'éviter cette marque-là. c'est pas terrible, mais ça fera l'affaire pour ce matin. camille me demande si j'ai besoin d'prendre un bain.
- ouais, vraiment.
faut que j'fasse partir l'odeur de tous les hommes qui m'ont trippotés durant la soirée. rien que d'y penser, ça me fait frissonner. je préfère juste danser sur la scène et aller parler aux tables. j'aime pas faire des danses dans les cabines. sauf que parfois, quand l'argent est pas au rendez-vous, faut fermer les yeux et y aller. se dandiner sans scrupule, se dandiner nue comme un fil. je termine mon verre et je le place rapidement sur le comptoir avant de prendre la main de mon amie et de l'entraîner dans la salle de bain. j'me penche au dessus du bain ivoire et j'ouvre le robinet pour ajuster l'eau. je bloque le drain avec le bouchon et je me retourne vers la blonde.
- tu m'dis si l'eau est trop chaude, hein.

Je sens mes doigts. Ça sent l'huile à frites. Je conclus qu'on pourrait faire cuire des frites dans mes cheveux. J'pourrais offrir mes services au restaurant. Je passerais de « Camille la serveuse » à « Camille la friteuse ». C't'une belle promotion. Puis, je n'aurais plus peur de m'faire tripoter par des camionneurs cochons. J'ai prévenu mon patron qui si ça arrivait encore j'risquais de péter une crise. Et par là, j'entends donner un bon coup de poing sur la crisse de gueule du cochon. J'suis pas un objet moi. J'suis juste une fille qui veut payer son loyer et sacrer son camp d'icitte.  Quelquefois, je me dis que dans la tête des gens une serveuse c'est l'équivalent d'une stripteaseuse.
Bref, Baby et moi on se complète bien.

Elle m'entraîne dans la salle de bain comme une enfant excitée. En fait, nous sommes comme deux enfants excités à l'idée de rencontrer le Père Noël un samedi après-midi dans un centre d'achat vers la mi-décembre. Seulement, il n'y a ni Père Noël, ni centre d'achat, puis on n'est pas du tout un samedi de la mi-décembre, surtout pas l'après-midi. L'enthousiasme de Baby est légèrement plus grand que le mien cependant, mon oreiller étant toujours étampé dans mon joli visage. Elle bloque le drain du bain, allume l'eau, me dit de lui dire si c'est trop chaud. Je mets ma main dans l'eau.

- C'est parfait.

Je ferme le robinet quand l'eau atteint le bord du bain. Ça va déborder un peu, mais c'pas très important. J'enlève mes pantalons de pyjama et commence à déboutonné ma chemise de nuit. Très rapidement, Baby et moi avons développé une relation de confiance et il n'y a plus aucune gène entre nous. C'est comme si nous nous connaissions depuis la fondation de l'univers, depuis que Dieu a créé notre monde ou que la tortue avait d'la terre sur sa carapace ou que tout a explosé dans l'espace puis que ça nous a créés. J'enlève ce qu'il me reste de vêtements et rentre dans le bain. Un peu d'eau tombe sur le plancher dallé. J'mets ma tête sur mes genoux et regarde Baby.

- Allez, viens, j'commence à m'ennuyer toute seule.

J'lui souris.
Baby, c't'un peu mon âme soeur.

à cette heure-là, j'suis encore bien active mentalement. j'ai l'impression de voir encore toutes les lumières du club qui illuminent tous les recoins de ma tête et ça me garde encore un peu en vie pour une heure ou deux, le temps de prendre un bain et de grignotter un truc avant d'aller m'écrouler dans mon lit défait. penchée devant la baignoire, j'observe attentivement le carrelage rose sur le mur devant moi (y'a quelques petites fleurs dessus, copie conforme de la tapisserie). ma main ne bouge pas de sous la champlure. c'est camille qui ferme le robinet, qui me sort de ma douce rêverie. elle commence déjà à enlever son pyjama et elle entre dans le bain bien avant moi. mon amie, elle est toute délicate. je la trouve jolie et j'aime bien lui rappeler qu'elle est belle avec sa chevelure de blé et ses yeux glaciers. un peu d'eau déborde de la baignoire et vient tremper mes pieds.
- j'arrive, j'arrive.
j'crois que c'est le signal.
je retire mon jean et ma culotte noire, je laisse tomber mon soutif et mon t-shirt blanc au sol. lentement, je plonge un pied dans l'eau chaude avant de plonger le deuxième. je me place tout comme camille et je la regarde.
je répond à son sourire.
moi, dans la vie, je connais tous pleins de personnes.
mais aucune n'arrive à la cheville de camille.
camille, y'a son prénom de gravé dans mon coeur et sur mon âme.
camille est moi et je suis elle.
je fais danser le bout de mes doigts sur ses genoux.
- alors, au resto, ça va comment ? ton patron s'est calmé un peu ou pas ?
je sais qu'il est souvent sur son dos et, parfois, j'aurais qu'une envie, lui cracher au visage. mais j'me retiens parce qu'elle pourrait peut-être perdre son emploi à cause de tout ça et j'en ai pas envie.

Je regarde Baby se déshabiller.
Comme le fait cinquante hommes en une nuit. Ces animaux qui la regardent, avide de sa chaire, espérant goûter une petite partie de son corps, voulant goûter son ventre, croquer ses cuisses, déguster ses fesses. Des cannibales qui la regardent avec le feu dans les yeux, avec le cerveau dans les pantalons. Des cannibales voyant Baby comme une pièce de viande qu'ils achèteraient au supermarché du coin, qu'ils veulent bouffer pour se rassasier, l'acte le plus égoïste qui soit.
Moi, je ne la regarde pas comme ça.
Je la regarde comme elle mérite d'être regardé, comme une déesse. Baby, c'est un peu ce que j'aimerais être si mon corps continuait à grandir. Je la regarde avec respect, avec admiration. Tous ses gestes, même les plus petits, sont gracieux, jolis à voir. Elle retire son soutien-gorge comme une reine saluant son peuple, sa culotte comme une mannequin marchant sur le runway.

Elle se place devant moi et imite ma position. Je la regarde et lui souris. Elle fait danser ses doigts sur mes genoux. Ça me fait sourire, ça me chatouille. Et elle le sait. Elle sait tout sur moi. Je sais tout sur elle. Nous sommes comme deux soeurs siamoises, le même cerveau pour deux corps. Elle me demande si ça va bien au travail. Je sais qu'elle déteste mon boss. Je la comprends. Je lui flanquerais un coup de pied dans les couilles. Mais je me retiens, tout comme elle retient toute sa rage intérieure.

- Ça va, ça va. C'pas mon patron le problème, ce sont les clients. Y'a toujours ces camionneurs qui tentent de me cruiser, pis... ark quoi. J'suis pas là pour être touchée, mais pour servir.

Je frissonne de dégoût. Je pense à un en particulier. Mon « client régulier ». Il est gros. Barbu. Poilu en général, je peux voir son poil de chest parce qu'il n'attache jamais sa chemise jusqu'en haut. Il porte toujours des jeans troués aux genoux et sales de j'sais pas quoi. Il ne cesse de m'appeler « ma jolie », de me dire qu'un jour il va m'amener loin d'ici. Puis il me touche à des endroits où je ne voudrais pas être touché. Il me donne le goût de vomir. J'voudrais lui fracasser la carafe à café sur la tête. Que sa face brûle. Qu'il disparaisse de ma vie à tout jamais.

- Et toi, tout va bien ? Pas de clients trop collants j'espère ?