la musique dans le tapis
Scccchhhrrriiik. Boum. Boum Tsssszzzzzzzé. Boum. Boum. Et encore. Et encore. Et ça me casse les tympans. Et j'sais pas ce que je fais ici. J'sais pas ce que je fais assise au bar. J'sais pas pourquoi j'ai un verre à la main. J'sais pas. J'sais pas.

Je réfléchis.

Le resto ferme à 21h00. Le dernier client quitte à 21h30, comme chaque vendredi. C'toujours le même vieux criss qui passe toute sa journée assis à manger d'la soupe et des biscuits soda et à relire et relire encore le journal du jour en passant au moins trois heures juste sur les mots croisés. Il porte une affreuse moumoute qui lui donne l'air encore plus vieux (ce qui devrait avoir l'effet contraire).  
Bref, il quitte. Je m'occupe du close, souhaite une bonne fin de semaine à ma patronne et quitte le restaurant avec entrain, un petit sourire sur les lèvres. Il fait beau aujourd'hui. Je dézippe mon manteau et j'attache mes cheveux en chignon (assez affreux). J'observe le ciel en souriant. Puis paf, j'reçois un truc en plein dans le front. Aïe. Ça commence à cliqueter partout. Clac, clac. Un truc me tombe dans la main et j'découvre par surprise que c'est de la grêle. J'comprends pas trop. Ça me frappe, ça m'agresse, ça me fait mal. J'vais me cacher contre un immeuble, le temps que ça passe. J'entends de la musique. J'recherche autour de moi une porte ou quoi que ce soit, j'en trouve une, j'rentre dedans et j'vois plein de gens danser. C'est une usine. Mais une genre d'usine discothèque slash rave. Y'a un bar assez médiocre dans un coin, puis la plupart du plancher est dédié à la danse.
Et ce n'est pas de ça qui manque.
Tout à coup y'a un mec qui m'accoste. Il me demande si j'veux à boire. J'lui dis pourquoi pas et le suis au bar par peur qu'il verse un truc dans mon verre. Il met rien dedans, j'le remercie et au moment où j'veux entamer une discussion, il part en me disant d'attendre.

Voilà.

J'suis encore en train d'attendre le mec. Mais j'suis conne. J'devrais partir. Aller me coucher. Puis, la bière qui m'a offerte goûte la pisse anyway. J'regarde autour de moi, au cas où Roméo réapparaîtrait, mais nan.
Par contre, j'la vois elle.
Une furie. Une amazone aux cheveux noirs. J'arrive pas à décrocher mes yeux d'elle.
J'en verse même ma bière sur le sol.

Chaque soir est une nouvelle démonstration du déhanché de ses courbes et de ses ardeurs. L'usine techno, c'est son QG. L'endroit où elle met son bout de viande à vendre pour un peu de contact charnel dans la moiteur de la nuit. Les mouvements de son corps disent « oui, oui, oui ». Elle irradie comme un oasis dans le désert. Elle paraît aussi pure que l'eau de la source, mais est aussi aride que le sable du désert. Elle ne veut pas de caresse, parce leurs mains sont chauffés à vif et brûlent sa peau. Elle est toute effritée à force d'être touchée. Ils usent tout ce qu'ils touchent de leurs mains rêches et dures comme du béton. Ils ne savent donner que des coups, des griffures et des blessures. Pourtant, elle revient toujours à eux ; ces loups qui la prennent pour une gazelle.

Elle danse, mais cela fait une demi-heure qu'un gars vient la coller-serrer. Visiblement, il ne semble pas connaître la douceur ni la subtilité. Elle a beau lui faire des signes de refus et des regards noirs, il est tellement défoncé qu'il ne comprend pas qu'il se fait rembarrer. Alors, elle s'éloigne un peu plus loin et continue de danser. Parce qu'elle veut profiter de la musique, avant tout. Mais après deux refus, le voilà qui revient vers elle, plus collant que jamais. Alors, elle le repousse de ses mains et lui dit de laisser tranquille.
Elle est tellement énervée que ça lui a coupé l'envie de danser. Elle se dirige vers le bar et interpelle le serveur.
- Un gin tonic, stp.
Le serveur lui prépare son verre en deux deux. Elle lui tend la monnaie, et boit une gorgée de sa boisson. Le gars a réussi à lui gâcher sa soirée, alors elle fronce un peu les sourcils.
Elle voit une fille assise au bar toute seule qui la regarde. Curieusement, ce regard insistant sur son corps dénudé la gêne. Elle a l'impression que la fille la juge, qu'elle la prend pour une traînée, une putain. Comme tous les autres.
- Tu peux pas regarder ailleurs ?!

Le techno, c'est pas pour moi.
Ça vire mon cerveau à l'envers. Fait exploser mes tympans et saigner mes oreilles. Me déchire la rétine et fait fondre mes globes oculaires. Le haut de mon estomac est en bas et le bas en haut. J'ai envie de vomir.
Pourtant, je reste là.
Incapable de lever mes fesses de mon siège. À fixer cette amazone folle qui danse à travers les animaux, ces hommes en chaleur voulant un morceau de sa chaire, une place sous ses seins. Son déhanchement est parfait. Chacun de ses pas est pensé, pratiqué, calculé. Elle est la reine du dancefloor. La déesse parmi les hommes. Celle devant qui tout le monde devrait se prosterner, prier. C'est en quelque sorte la dancing queen d'ABBA en plus féroce. Je suis fascinée par ses cheveux sombres qui volent librement autour d'elle, ne suivant aucune loi, aucune contrainte. Sa chevelure et son arme contre les chiens qui traîne autour d'elle. Mais un chien en particulier est collant. La suit partout malgré ses refus.  Il est comme accroché à elle par un fil imaginaire. Et elle, elle tente de couper la corde. Mais ne trouvant pas les ciseaux, elle n'y arrive pas. Le mec ressemble à un zombie. Sa démarche étant claudiquante, ses pas étant incertains, ses yeux étant creux comme des barils, cernés comme un vieillard. À côté d'elle il n'est rien, qu'un simple paysan sans esprit, pensant pouvoir séduire sa reine.
Mais ça, ça n'arrive que dans les films.

Je lève mon verre à mes lèvres. J'réalise qu'il n'y a plus rien dedans. Je le dépose sur le comptoir, quittant des yeux l'amazone. Je me retourne à nouveau. La reine du dancefloor n'est plus là. Disparue. Je la cherche des yeux. Et je la vois. Prêt de moi. Je peux sentir l'odeur de son parfum mêlé à l'odeur de la sueur. Elle est encore plus fascinante de près. Elle se retourne vers moi. Fâchée, outrée. Elle me demande de regarder ailleurs. Sa voix ne va pas avec son corps. Ça me déçoit.

- Nan. J'regarde où je veux.

Je soutiens son regard. La fixe droit dans les yeux.

- En plus, t'es fascinante.

J'esquisse un léger sourire.

La jeune fille persiste à la regarder de ses yeux bleu pâle.
Elle la regarde droit dans les yeux. Elle la regarde bien profond, au-delà de son corps. Elle a des yeux rayon x. Et son regard perçant met mal à l'aise Milan. Parce que le regard de la jeune fille n'est pas comme ceux qui la reluquent d'habitude. Son regard déshabille son âme, et non pas son corps. Son regard ne s'arrête pas sur ses hanches et ses seins, mais cherche à gagner son cœur, son esprit et ses pensées. Tout ce qu'il y a à l'intérieur : quelque chose entre ses veines, son sang, ses boyaux, ses muscles, ses muqueuses et ses os. Ce regard la trouble, parce qu'elle n'a pas l'habitude d'être regardée comme ça, aussi loin en elle.
La jeune fille écoute sa voix, elle est attentive aux sons rouillés qui sortent de sa bouche. Et ça l'a rend toute chose, Milan, parce que les gens n'ont pas l'habitude d'écouter ce qu'elle dit.
Elle essaye de dissimuler ce sentiment de gêne d'être examinée au plus profond d'elle-même. Du rouge empourpre légèrement ses joues. Mais l'obscurité du club dissimule cet instant de faiblesse.

La jeune fille qui lui fait face a l'air têtu, ou plutôt, elle a l'air d'avoir un mauvais caractère. Milan la regarde à son tour. Ses cheveux blonds sont trempés par la pluie. Elle est toute seule, là, avec son verre de bière à la main et avec sa petite tenue de serveuse. Elle semble être arrivée ici par hasard, pour trouver refuge ou pour se réchauffer. Elle n'est pas ici à sa place, et ça se voit. Elle a gardé son manteau, et elle fait une drôle de tête. Milan baisse ses gardes, parce qu'elle sait que la jeune fille n'est pas ici chez elle, alors que elle si.
Elle réagit à sa remarque comme si ça n'était pas la première fois que l'on lui disait. Avec cet espèce d'assurance un peu agaçante.
- Ah c'est vrai, j'te plaît ? T'aimes les filles, c'est ça ?

Elle joue la carte de la provoc'. Elle prend son verre, boit une gorgée, et s'approche de la jeune fille. Elle s'assoit sur la chaise haute vide à côté d'elle. Milan se trouve tout proche de l'inconnue (elle sent l'odeur de la pluie et de la friture).
- Tu t'appelles comment ?



 

Je réalise que je porte toujours mon manteau. Il cache mon uniforme de serveuse bleu poudre, le genre d'uniforme cliché qu'on voit juste dans les films ou les séries, le genre d'uniforme qu'il y aurait dans un porno. En moins court. Porté par une fille qui n'pourrait pas être dans un porno.
Ce serait trop décevant.
Je réalise qu'il commence vraiment à faire chaud. Que mes bras collent contre les manches de mon imperméable, que mes bas commencent à gonfler dans mes chaussures. Je réalise que mes cheveux sont toujours trempés, collant contre mon front, aplatit sur mon crâne ovale. Je réalise que la musique est encore plus forte que tout à l'heure, que les gens sont en transe, qu'ils dansent comme s'ils essayaient d'échapper à la mort. Pis j'réalise que j'suis toujours là.
Assise sur mon tabouret.
À fixer une fille.
Une jeune fille.
Une amazone.

Elle s'approche de moi après m'avoir demandé si j'aime les filles. Aimer les filles, aimer les garçons. Aimer les garçons, aimer les filles. Qui j'aime ? Qui je n'aime pas ? Je sais la réponse. Mais je ne lui dis pas. Elle serait trop satisfaite. S'en pourlécherait les babines. S'en mordrait les lèvres rosées. Je perds son regard quelques secondes après sa remarque, me grattant le bas de l'oreille, chatouillant au passage mon lobe d'oreille.
L'amazone est vraiment proche de moi. Elle peut me sentir. Je la sens me sentir. Je peux voir l'odeur de friture lui rentrer dans les narines, activant ses papilles olfactives. Je la sens à mon tour, subtilement. Elle sent la sueur et un autre parfum que je ne saurais nommer. Ça sent les fleurs. Ou les fruits. Cette odeur l'entour comme un bouclier, rajoutant une aura de mystère et de fascination à sa personne. Elle me demande mon nom.

- Camille. Toi ?

Je rattrape son regard au passage, fixant ses yeux bleus. Sont-ils bleus ? Pairs, peut-être. Je peux voir les points lumineux reflétés dans son iris comme mille étoiles dans la nuit.

Habituellement, Milan n'approche pas trop les filles dans les night-clubs. Ou seulement les Romie, et les autres filles qu'elle connaît déjà. Parce que les filles qui traînent dans les boîtes de nuit sont ses parfaits reflets ; des jeunes nymphettes à la peau légèrement dorée et au maquillage provocant, qui exhibent leur chair à la merci des mecs en jean et cuir. Ce type de nana-là, elle ne les approche pas parce qu'elles sont des concurrentes, elles se battent pour le même bout de viande : le gars là-bas à la carrure d'athlète. Si elle s'en approchait, ce serait jouer avec le feu. Et souvent, elle leur lance des 'pétasse', 'salope', 'pute', 'greluche', 'gourde'... et toutes ses insultes qu'elles se renvoient comme dans un match de ping-pong. Toutes ses insultes qu'elle pourrait se dire à soi-même (si elle se regardait plus attentivement dans un miroir).
La jeune fille aux allures de serveuse, au contraire, n'a pas l'air méchante. Elle a l'air venue d'ailleurs, d'un tv show américain des années 60.
Elle fait tâche dans le paysage.

Milan s'aperçoit très vite que sa remarque est déplacée, parce que la jeune fille se perd dans ses pensées et oublie de répondre. Alors elle ne dit rien, elle s'approche d'elle. Et là commence, une drôle d'approche, que l'on connaît que des animaux. Elles sentent l'odeur  l'une de l'autre.
Camille sent la friture et la pluie, et ce n'est pas quelque chose de déplaisant. Son odeur est simple et vraie. Elle n'est pas dissimulée sous ses odeurs synthétiques de parfum, dont s'asperge Milan. Au contraire, son odeur témoigne du fait que c'est quelqu'un qui se dévoile entièrement, même face à un regard étranger. Elle ne peut pas (ou n'arrive pas) à dissimuler sa vraie nature. Et paradoxalement, ce dévoilement franc plaît à Milan.

- Moi, c'est Milan. T'es pas d'ici, non ? T'as un accent quand tu parles.

Milan l'observe, comme la louve qui reconnaît quelqu'un de son troupeau. Elle a l'air un peu misérable avec son manteau sur le dos, et son chignon à moitié défait. Elle est belle avec ses cheveux blonds foncé, et son nez très fin. Mais son allure un peu gauche abstrait toute sa beauté. Elle se tient un peu comme un manche à balai, et ne se met pas beaucoup en valeur. Elle ne sait sûrement pas comment s'y prendre. Alors, Milan lui donne des ordres, comme si elle était la maîtresse de maison et qu'elle accueillait une invitée.

- Enlève ton manteau. Avec la pluie qu'il y a dessus, tu vas attraper froid... Et détache tes cheveux aussi. J'parie que t'es plus jolie les cheveux détachés.

Elle se nomme Milan.
C'est assez étrange comme prénom, ça, Milan. Se nommer comme une ville. C'est comme si je me nommais Montréal. Ou Chicoutimi. Mais c'est joli, je suppose. Milan. Ça roule bien sur la langue. C'est frivole. Léger. Simple. Ça sonne romantique Milan. Une héroïne d'un vieux roman français. À la recherche de son grand amour, souffrant en le cherchant, mourant avant de l'avoir atteint (ou en l'ayant atteint). Peut-être que c'était le destin de cette fille. De chercher l'amour et de mourir avant de l'avoir trouvé. De mourir dans les bras de son hypothétique amant. C'est pourquoi elle danse. Elle danse pour le trouver. Pour l'attirer. Pour le charmer. Elle danse dans l'espoir de le voir s'approcher, de le voir se coller contre elle, de sentir ses bras autour de sa taille. Elle danse pour éloigner la souffrance d'être seul en ce monde, pour éloigner la mort qui la regarde, attendant son prochain faux pas, sa prochaine chute.

- Je viens du Québec... au Canada.

Je murmure le « Canada ». Je ne me suis jamais perçue comme une canadienne. C'est pas mal dans la nature de tous les Québécois, de ne pas se voir comme des Canadiens. Quelquefois, je me demande si les gens des autres provinces aimeraient eux-aussi s'identifier comme autre chose que canadien.
Je continue de fixer les yeux de cette Milan. Elle me fascine, me hante. Et elle, elle m'observe, mange mon corps de ses yeux bleus. Je peux sentir son regard sur mes cheveux, mon nez, mon corps. Je me demande ce qu'elle fait. Puis, elle me donne des ordres. Me demande d'enlever mon manteau, de me détacher les cheveux.

- P... pourquoi ?

Mais je sais qu'elle a raison. Je sais que je vais attraper froid si je continue de porter cet imperméable. Je peux sentir l'eau commencer à le traverser, me frigorifiant la peau. Puis, pour mes cheveux, mon chignon était dégueulasse, elle a raison. J'enlève mon manteau, soumise aux ordres de cette amazone. Puis, je détache mes cheveux, les laisse tomber. Je les replace avec ma main. Ils sont encore trempés. Je ne regarde plus Milan dans les yeux. J'ai honte de ne pas lui avoir tenu tête. J'ai honte de ne pas avoir raison.
Je regarde mon uniforme bleue poudre. J'ai honte de le porter devant tous les jeunes de la ville. J'me sens mise à nue.

Elle a l'exotisme de cette région froide dans les yeux.
Des yeux de froid polaire, des yeux glaciales. Elle a les traits de ces régions enneigées sur son visage. Et dans sa voix, des stalactites qui tremblent. Elle semble embarrassée, mal aisée, pas à sa place.  Milan n'a jamais été au Canada, ni au Québec. Elle sait juste que ce n'est pas très loin de Détroit, un peu plus au nord, dans le froid. Milan ne connaît pas grand chose dans le monde, juste Détroit et un peu des alentours.

-Ah oui, le Canada, j'y ai jamais été...

Milan a plutôt l'accent du sud au fond de la gorge, le raclement des régions chaudes. Sa longue chevelure brune et sa peau cuivrée ont les saveurs de l'Italie du Nord, du nom de la ville qu'elle porte. Milan parle avec ses mains, et montre beaucoup expressivité dans ses traits du visage. La colère est une menace au fond de ses yeux, tandis que l'amitié se ressent à son toucher.

La jeune fille s'exécute.
Elle est plus jolie comme ça, les cheveux détachés.
- Tu sécheras plus vite.

Sous son manteau, elle porte un uniforme bleu clair qui semble sortir tout droit une série américaine qui se déroule dans les années 60 : Camille, la serveuse de fast food. Ça sonne amère, et un peu sec. Un peu mystérieux aussi. Un peu 'je suis venue à Détroit pour refaire ma vie'. Milan s'interroge sur les motivations de la jeune fille Qu'est ce que la jeune québécois viendrait-elle faire dans cette ville, rouille et décombres, peuplée de fantômes et de morts-vivants ? Elle brûle de lui demander, et avant qu'elle ne se dise que cela ne la regardent pas, les mots sortent de sa bouche à l'envolée.
- Et qu'est ce que tu es venue faire à Détroit ?